Le tripode
XVIème siècle, au soir de sa vie, Fransisco Del Puerto couche sur le papier le récit que nous découvrons : parti à 15 ans à bord d’un des trois voiliers espagnols vers « les Indes », après une traversée éprouvante, il sera capturé par une tribu d’Indiens anthropophages avec plusieurs marins ainsi que le capitaine. Si les adultes sont immédiatement massacrés, lui sera épargné. Il restera dix années de sa vie dans la jungle, près de l’estuaire géant de l’actuel Rio Del Plata.
Dès son arrivée au méandre abritant le village de ses étranges ravisseurs, le jeune Fransisco recevra un véritable « baptême » païen lors d’une orgie cannibale, éthylique et sexuelle de plusieurs jours ; pages sidérantes, à la fois froidement distantes et d’une violence insensée.
Si l’écrivain argentin tire son roman d’une histoire vraie, son écriture et son intention sont bien de s’éloigner radicalement et immédiatement du roman historique. C’est absolument prodigieux la manière qu’a Juan José Saer, à travers la voix de son narrateur vieilli et désabusé, de distiller les faits et les idées avec à la fois un style sublime et une finesse presque glaciale de tant de concision. Si « L’ancêtre » tient plus du récit initiatique, ce n’est pas tant dans le vécu du jeune mousse au milieu d’un peuple étranger – dont il ne parle pas plus la langue qu’il ne connaît leur habitus – que de toute sa raison de vivre. Ou comment cette expérience totalement folle et hors du commun va définitivement le momifier quant à son rapport aux autres, à sa condition d’être humain, les Indiens ne lui laissant comme viatique pour un retour vers les siens, au moment de le libérer, qu’une mélasse de souvenirs et de vécus aussi précis que flous, d’une richesse folle qu’on imagine absolument ingérable.
Il y a quelque chose d’excessivement vain voire prétentieux de vouloir parler d’un livre comme « L’ancêtre », tant celui-ci atteint en moins de 200 pages des profondeurs inouïes dans l’analyse des perceptions du réel, de l’altérité et de l’étrangeté, de l’humanité en général. Tant à l’image de cette tribu primitive que des Espagnols, leurs curés et leurs principes rigides, de ceux qui font l’Inquisition, cette humanité semble, sous la plume de Juan José Saer, perdue, parfois stoïque, parfois complètement affolée de se retrouver au milieu des étoiles et de n’y rien comprendre. Et c’est vrai que ça peut inquiéter.
Allons-y gaiement : « L’ancêtre » est chef d’œuvre de la littérature.
Christophe
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